Au fil du temps

Formatage et Homme de Mars

(mardi 25 décembre 2007)

 

Qu'est-ce qu'un disque aujourd'hui? Qu'est-ce qu'un album?

On peut se poser la question quand demain est déjà là à portée de clic. Le disque auquel on est habitué, cet objet obsolète né d'une technologie transitoire, n'a pas un siècle. C'est un demi-soupir dans l'histoire de la musique.

Aujourd'hui, rien n'oblige l'acheteur à acquérir un "disque" dans sa totalité. On taille dedans comme il nous chante. Finies les chansons difficiles qu'on a aimées au bout de la trentième écoute. Fini surtout la tracklist, l'ordre dans lequel s'enchaînent les titres afin que chacun d'eux soit mis en valeur sans nuire aux autres. Sur le site de téléchargement, on écoute des extraits de 20 secondes, on se dit "j'aime… j'aime pas" et clic, panier d'achat. C'est un sale coup porté aux talents difficiles qui déjà n'avaient pas besoin de cela pour passer à la trappe. Mais il y a aussi un bon côté à la dématérialisation du support. Une fois éliminée la rondelle plastique et son minutage limité, rien n'empêchera un musicien de proposer quand bon lui semble 3, 15, 100 nouvelles chansons, 30 secondes ou 20 heures de musique selon l'humeur, au gré de l'inspiration. Finis les piètres remplissages musicaux autour d'un tube, le marketing normatif, le code-barre chef d'orchestre.
Oui, fini tout cela à condition d'envoyer balader les règles de production.

Jusqu'à l'arrivée du CD, un album, c'était deux fois 15 à 20 minutes de musique, vinyl recto verso oblige. Avec le CD, ce fut d'abord 50 minutes non-stop puis 70. La musique s'est adaptée à ces contraintes et notre manière de l'écrire et de l'écouter aussi. Mais ce ne furent que des étapes. On continue le voyage vers autre chose. Aux artistes d'imaginer, au public de se laisser porter.
L'album n'est plus un concept, mais un concept fait encore un album. Un album au sens large, panoramique. Par exemple, un album double où la musique est la bande originale d'une histoire dessinée. Et voilà "L'Homme de Mars"!

Tout a commencé par une redite. J'avais toujours honni les répétitions de mots ou de sujets à l'intérieur d'un même disque. Mais je me suis rendu compte, au fur et à mesure de l'écriture des nouvelles chansons, qu'elles tournaient souvent en orbite, en particulier, autour de la planète Mars. Malgré moi. Une obsession qui revenait sans cesse. Peut-être était-ce dû à une remontée d'intérêt pour la SF, suite à la lecture du "Cycle de la Culture" de Iain M. Banks, genre littéraire que j'avais délaissé depuis longtemps. Plus sûrement cela découle du sentiment d'être de plus en plus étranger au monde environnant. Cette impression d'être un Martien face au bon sens commun, au consensuel, à mes contemporains résignés ou ravis des conditions de vie qu'on leur propose. M'est alors apparu un Martien métaphorique qui parcourrait mes chansons, observateur extraterrestre de nos mœurs. Sa présence servirait de fil rouge à tout l'album. Oui, c'était évident. Ainsi tout se coordonnait.

C'est sur l'habillage musical que j'ai piétiné. J'étais parti sur des arrangements rock, à la manière de "Bienvenue au Club". Mais, à la longue, je trouvais cela guère original. Je faisais des rythmiques et des guitares automatiques, ça ne m'apportait rien d'autre que la satisfaction de bien connaître un sujet rabâché. À l'écoute des titres Bertrand Fresel m'a fait une suggestion. Puisqu'il s'agit d'un concept-album, pourquoi ne pas oser un disque avec orchestre, cuivres et violons, tout le tintouin? On en cause à Fred Pallem, bassiste des Playback Boys, mais aussi et surtout chef d'orchestre, compositeur et arrangeur du Sacre du Tympan, big band hors norme. Arranger le projet l'emballe. Cette proposition me booste et provoque une autre étincelle: illustrer toutes les chansons. J'entrevois un objet musical qui se regarde, une chose qu'on ne peut pas pirater sans se priver d'une bonne partie de son intérêt. C'est lancé. Je partage mon temps entre l'enregistrement et la table à dessin.

Actes Sud s'enthousiasme sur le projet à la vue des premiers dessins. Ils veulent éditer le livre-disque. On est fin juin, la sortie est convenue pour mars 2008. Je me fais un rétro-planning. J'ai 5 mois et demi pour dessiner et livrer 70 planches. Il faut y ôter les jours d'enregistrement de l'album ainsi que celui des Tit'Nassels et la semaine de vacances en famille à Berlin. Il en ressort que je dois bouffer du crayon et de la plume les jours restants, de 8h à 20h.

Je l'ai fait. Fort et déterminé plusieurs semaines d'affilée. Seul, penché sur le papier. C'était compté sans la gamberge qui a commencé à me gangrener le cerveau. J'avais demandé qu'on ne me dérange sous aucun prétexte. Ce qui fut exaucé. Mais, lentement, insidieusement, la paranoïa a commencé à me tarauder et fini par me convaincre que cette tranquillité n'était qu'indifférence et mépris pour mon travail. Tout le monde se moquait bien de ce que je faisais. J'étais un artiste maudit, au rancart, même pas capable de reformer Starshooter pour la thune. Un livre-disque concept avec des violons et des cuivres? En 2008? Non, mais, t'as écouté ce qui passe? Refais-nous "Allons z'à la campagne", chante en duo avec Benabar, deviens jury à la Star Ac' mais pas ça!

Vinrent s'ajouter juste à ce moment-là, des embrouilles contractuelles de TVA et de qui paie quoi... Moi qui, bien entendu, ne suis que pur esprit, j'avoue, oui, j'ai cédé à l'accablement. 2 de tension. Du CO2 plein les poumons. Je ne voyais plus la fin de ces putains de planches, je ne voyais pas non plus l'utilité de les terminer.

Et puis un jour, ce fut achevé. Je suis sorti de chez moi dans un léger état d'ivresse. J'ai poussé jusqu'à Paris pour marcher dans les rues, boire des verres au comptoir avec des amis négligés tout ce temps, m'acheter des chaussettes, la vraie vie.

Il reste des choses à aboutir qui m'appartiennent encore : le livret du CD, la mise en forme du livre. Après viendront la promo, la mise en place dans les magasins, l'accueil du public, le vôtre. Ce sera l'heure du baby blues où le beau projet échappe aux espoirs qui l'ont porté pour se coltiner le grand embouteillage de l'offre et de la demande.

En attendant je rêve encore.

Dominique A, à son insu, m'a accompagné un bon bout de chemin durant la réalisation des dessins. Sa musique a merveilleusement rempli le silence de l'atelier. De plus, j'ai pu assister au dernier de ces concerts parisiens qui tombait pile à la fin de mon marathon graphique.