Au fil du temps

C'était mieux avant

(Sextidi 6 Messidor CCXXX)

 

C'était mieux avant

C'est une phrase qu'on a toujours entendue. « C'était mieux avant! » Tout au long de notre existence, il y a eu des personnes pour la sortir à propos de la vie en générale ou dans des situations particulières. Les années passent, les décennies, et un jour on se surprend à la dire nous-mêmes. Ou à se retenir de la prononcer pour ne pas passer pour un vieux shnock. Car on l'a toujours considérée comme le slogan des vieux shnocks.

Était-ce mieux avant? La santé, le bien-être, le travail, les guerres… Une chose est sûre, c'est que le progrès n'a pas simplifié nos existences. Les laudateurs de la technologie vantent l'aspect pratique de celle-ci et s'enorgueillissent de sa complexité comme d'une preuve d'intelligence supérieure. Si c'est nouveau, c'est forcément mieux.
Prenons deux véhicules qui ont la même fonction: une 2CV et une Tesla. Lequel est le plus simple à l'usage? Prendre des notes sur un carnet ou sur son smartphone et les sauvegarder dans le cloud. Aller au guichet d'une agence pour une requête ou appeler le service-clients (appel facturé) de ladite agence en tapant 1 puis 3 et #, attendre de longues minutes au son d'une musique insupportable, entrecoupée d'annonces robotisées, avant qu'une esclave Malgache vous réponde en donnant le sein à son petit dernier. Rentrer dans des boutiques le nez au vent et payer avec des biftons ou acheter sur le Net en ouvrant des comptes avec mots de passe sécurisés et collectes des données personnelles. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué? Parce que c'est le progrès.

Et si on se trompait de progrès?

Ces derniers mois, une bonne grosse partie des Terriens semblent avoir enfin pris conscience du saccage insensé de la planète que notre mode de vie engendre. Il y a urgence (depuis cinquante ans quand même), on va trouver des solutions. Deux clans se dessinent. Ceux qui proposent de changer de mode de vie, d'être attentifs à nos faits et gestes, de ralentir et de repenser nos comportements, de travailler à consommer moins. Et ceux qui croient dur comme fer que les avancées de la technologie nous sauveront sans rien changer à notre manière d'agir. Parfois les visions futuristes de ces derniers ne manquent pas d'attrait, mais elles rajoutent encore de la complexité dans nos vies d'homo sapiens.

Bruno Latour *, qui n'est pas la moitié d'un homo sapiens, fait le distinguo entre le monde dans lequel on vit et le monde duquel on vit. Le monde dans lequel on vit avec ses villes, ses centres commerciaux, ses zones d'activités industrielles, ses imports, ses exports, ses containers et ses actionnaires est un monde artificiel érigé sur le monde duquel on vit, une fine croûte terrestre avec ses ressources limitées et son éco-système miraculeux et fragile. Le monde dans lequel on vit, en allant toujours de l'avant, lamine le monde duquel on vit. Ce monde dans lequel on vit est viable sur une Terre dépeuplée, pas la nôtre avec ses bientôt huit milliards d'habitants. Pour continuer à assouvir nos désirs dispendieux, le choix est simple: soit on s'extermine joyeusement jusqu'au bon équilibre démographique, soit on ose changer de progrès. Il ne s'agit pas du retour à la bougie qui, de toute façon, nous pend au nez si l'on ne change rien; il s'agit de penser nos vies autrement. Et je trouve ça terriblement excitant! Inventer un nouveau futur, mettre l'intelligence au service de l'inédit, se trouver de nouvelles habitudes et s'exclamer un beau jour: « C'était nul avant! »

* Bruno Latour