Le rachat de Virgin
(jeudi 24 janvier 2008)
Il y a quelques années, une étude était faite pour établir combien coûte un enfant à ses parents jusqu'à sa majorité. Par jeu, je suppose. La rationalité sait être facétieuse. À moins que ce ne soit encore un coup tordu de notre eugénisme latent. Quoi qu'il en soit la conclusion que l'on pouvait tirer de cette étude est qu'un enfant est un gouffre financier, un énorme manque à gagner. C'est un investissement à très long terme et rien ne présume qu'il soit rentable un jour. Aujourd'hui où l'on se plait à envisager la société, la nation, la planète comme des entreprises à gérer, il peut être entendu qu'un couple en est une aussi. Auquel cas, procréer est un luxe réservé aux risquophiles aisés. Tout le monde ne peut pas se l'offrir. Cela va s'en dire que cette réflexion est absurde et cantonnée à jamais dans la mauvaise science-fiction. Évidemment.
Il n'en est pas de même pour l'Art que l'on pourrait pourtant définir comme une forme de procréation de l'esprit. Certains chefs d'entreprise actuels, dirigeants de pays ou de consortiums, dès lors qu'ils s'y intéressent, ne le jugent utile qu'à l'aune du profit. C'est une vieille idée martelée depuis la nuit des temps, mais, dans la nuit des temps, son écho se brisait contre les lambris des palais de mécènes, ces amateurs éclairés, qui trouvaient chez les artistes ce qu'aucun pouvoir matériel ne leur apportait.
On se plait à dire que les mécènes d'aujourd'hui ne sont plus des princes ni des bourgeois. Ce sont les sponsors ou, dans le cas particulier de la musique vivante, les majors. Prenons l'exemple de l'un de ces nouveaux mécènes, Guy Hands. À l'instar de Notre Excellence, Président de France Entreprise, Guy Hands, patron du fonds d'investissements Terra Firma et depuis peu, par son rachat, big boss de EMI, fustige la bureaucratie et ses maux. Il s'en prend également aux artistes fainéants qui ruinent la création en négociant des avances faramineuses sans composer plus pour gagner plus. De manière attendue, Guy Hands taille dans les effectifs. Les salariés d'abord. Entre 1500 et 2000 futurs licenciés sur les 5458 employés de la maison. Ils étaient 9500, il y a à peine 10 ans. Sentez-vous en passant comme ces chiffres impressionnent sans plus émouvoir. Ils sont agaçants le temps qu'on les perçoive, banals acouphènes couverts par le flux continu de l'actualité. Pourtant chacun de ces licenciés est une personne semblable à nous-même. Mais on ne peut pas éprouver de l'empathie pour tous les malmenés, c'est mauvais pour la croissance, ça fait de gauche. Et être de gauche aujourd'hui ou simplement solidaire n'est plus tendance. Parmi les déballés, 400 postes de direction supprimés, remplacés par des focus groupes de consommateurs qui, gratuitement, émettront leur avis sur les nouvelles musiques à venir. Retenez bien "consommateurs". Pas amateurs ni amoureux ni férus de musique, "consommateurs". Voilà pour la bureaucratie. Parlons des artistes fainéants.
Lors du rachat de Virgin par EMI, cette dernière se vantait d'être alors la major au plus gros catalogue. J'imagine à l'époque les applaudissements des VIP et des journalistes économistes à la conférence de presse du groupe. En quoi cela est-il méritoire d'avoir en contrat le plus grand nombre d'artistes ? Cela renvoie à cette image savoureuse pour illustrer la probabilité : prenez une infinité de singes qui tapent sur une machine à écrire, il s'en trouvera un qui écrira du Shakespeare. Le problème est de nourrir l'infinité de singes en attendant le chef d'œuvre ou plutôt, dans le cas présent, un tube. Rentabilité zéro. C'est ce que s'est dit Guy Hands lorsqu'il a repris en main la situation. Il en a déduit que 85% des artistes EMI ne sont pas rentables.
Ce que ne veut pas comprendre Guy Hands et ses semblables, c'est que la création artistique n'est rentable que par accident. Elle relève de l'intuition. Sa portée et son succès sont imprévisibles. On peut améliorer des machines pour parfaire un produit fabriqué, rendre sa manutention moins coûteuse, sa manipulation plus aisée. Le disque en est l'exemple. Enregistrement, distribution, diffusion, les nouvelles technologies ont bouleversé sa conception sans répit toutes ces dernières années. Mais écrire, composer, interpréter de manière remarquable exige du talent et reste encore du domaine de l'humain. Et l'on peut avoir un talent fou tout en étant un sacré glandeur.
Guy Hands est un businessman comme un autre, juste un peu plus tonitruant. Les hommes d'affaires sont les démiurges du monde d'aujourd'hui et les sondages leurs oracles. Hérauts de la modernité, ils ne cessent d'élaguer la liberté d'expression au nom de la rentabilité. Plus sournoise qu'une censure franche, la rentabilité sait séduire le vulgum pecus en lui parlant la langue du porte-monnaie et en amalgamant art et divertissement, science et gadget, la Bourse et la vie.
Demain 15% d'artistes travailleront pour Guy Hands et ses clones, fournissant à la chaîne des chansons accréditées par des sponsors pour être offertes en bonus à leur clientèle. Les 85% restants tenteront de vendre sans trop de perte des œuvres libres sur le Net.
Et vous, que ferez-vous ?