Au fil du temps

FAN NOSTALGIQUE VERSUS FAN CURIEUX

Quintidi 5 Frimaire CCXXXII
(Jeudi 5 Décembre 2024)

 

Je suis allé voir Joe Jackson en concert fin septembre et je n'ai pas été déçu. Il a d'abord joué, seul au piano, une poignée de ses chansons les plus connues, mais pas trop. Puis le rideau s'est levé sur un décor londonien début XXème, des musiciens en costumes d'époque sont arrivés et le Joe nous a servi l'intégrale de son dernier album joyeusement iconoclaste : Mr Joe Jackson presents: Max Champion in « What a Racket !.

Évidemment ça n'a pas plu à ceux qui étaient là pour l'entendre polycopier ses titres-phares en boucle. Caresser la nostalgie dans le sens du poil, c'est tout ce qu'on demande à un chanteur. Il peut bien nous interpréter des chansons inconnues, plus belles, on ne les écoutera pas avec la même attention que celles que l'on connaît. Et le temps n'y change rien. Alors qu'on pourrait penser que, lassé d'écouter toujours les mêmes titres, l'amateur va s'intéresser à ceux qu'il a délaissés, il continue allègrement à ignorer ceux-là. Ça m'échappe. Pour moi, c'est le contraire. Si j'accroche sur un artiste, j'ai envie, j'ai besoin de le découvrir davantage. S'il ne me déçoit pas en cours de route, s'il n'est pas qu'un feu follet dans le cimetière de la renommée, je le suis comme une ombre. Ses écarts, ses faux-pas m'intéressent tout autant que ses succès. Ils sont parfois plus révélateurs sur la personne que les tubes en vitrine. J'en sais quelque chose.

Ma période Starshooter a ses nostalgiques, ma période « chanson française » de même. Les deux familles s'enchevêtrent. Les deux aimeraient que je recompose dans la même veine, voire avec les mêmes musiciens. C'est un long chemin jalonné de déçus que de ne pas céder aux sirènes du passéisme. Je sais qu'il y a des artistes jukebox qui sont heureux d'offrir au public ce qu'il attend. Comme un restaurant où l'on retourne parce que la carte ne change pas. Ça m'angoisse. J'ai l'impression qu'à ce jeu, le cerveau rétrécit, que l'on ferme des connexions synaptiques plutôt que d'en ouvrir. Déjà que des chapelets de contraintes dans la vraie vie nous empêchent de penser librement, réservons à la chose artistique l'ouverture des esprits. Je n'ai pas envie de finir en profiteroles à la brasserie du bon temps.
Annonces publicitaires, messages gouvernementaux, on nous somme de nous remuer le popotin parce que l'activité physique est bonne pour le corps. Mais pour l'esprit, nous conseille-t-on une activité mentale ? Nada. Hormis des divertissements pour se vider la tête. Nos abdos, nos dorsaux, nos pectoraux, nos poumons comptent plus que notre matière grise. Pour l'empêcher de s'encroûter, il faut rester ouvert et curieux. Et pour en revenir à Joe Jackson qui déteste le sport mais garde l'esprit alerte…

Délaissez Look Sharp et I'm the man, ses deux premiers disques emblématiques de leur époque. Écoutez Beat Crazy qui clôt avec brio sa trilogie New Wave minimaliste. Écoutez Jumpin' Jive, son hommage au swing des 40's. Passez Night and Day puisque vous le connaissez par coeur et penchez-vous sur les années suivantes durant lesquelles Joe Jackson sort des projecteurs. Night Music, Heaven & Hell, audacieux albums hors mode, hors courant. Je ne sais pas ce qui l'a poussé à enregistrer un Night & Day II dispensable, mais lorsqu'il reforme son groupe des débuts et pond Volume IV, il réussit brillamment à retrouver le son de la trilogie d'origine sans tomber dans l'auto-imitation. Et puis il y a Rain, magnifique album berlinois, et Fool, l'avant-dernier, tous deux garnis de superbes chansons dans son style si personnel.
Et Joe en public, c'est aussi du grand art. Quelques albums: Live 80-86, Live in New York - Summer in the city, Two rainy nights - Live in Seattle and Portland, Afterlife Live, Music Europe 2010.

Que va-t-il faire la prochaine fois ? Le sait-il seulement ? Y aura-t-il une prochaine fois ?