Au fil du temps

ET DANS LE RÔLE DE L’ARTISTE…

Sextidi 6 Fructidor CCXXXII
(jeudi 22 août 2024)

 

Lors d'une interview récente, entre mille concerts et apparitions publiques, on demandait à Zao de Sagazan, quel était le rôle de l'artiste dans la société. Tous les artistes ont droit à la question un jour. Eux-mêmes se la posent. Les réponses varient selon le contexte et l'humeur du moment, mais en vérité ce ne sont que des esquives. On est artiste, c'est plus fort que nous, c'est tout. On a un besoin irrépressible de s'exprimer. Avec des mots, des gestes, de la matière sonore ou autre, faut que ça sorte.

Lui trouver une fonction est absurde. C'est comme dire qu'un arbre sert à faire de l'ombre ou un cheval à faire de l'équitation. C'est imprudent aussi. Son utilité n'a rien d'évident contrairement au métier de boulanger ou d'agriculteur. De là à le déclarer nuisible, il n'y a qu'un pas. Le prétendu rôle de l'artiste n'est qu'une désignation variable selon les pays et les circonstances historiques. La valeur de son talent, voire de son existence, fluctue au gré des pouvoirs religieux et politiques.

J'en étais là de mon édifiante analyse sur le rôle de l'artiste lorsque j'ai appris le décès d'Alain Delon. En voilà un dont j'aimerais connaître le point de vue sur le sujet. M'est avis qu'il s'en moquait. Il se définissait comme un mythe vivant. Immodeste mais réaliste. Il parlait de lui à la troisième personne pour bien distinguer le mythe de l'individu. Mais où se situait la frontière ? En causant ainsi l'individu ne contribuait-il pas à alimenter le mythe ?

Sa mort ne m'a fait ni chaud ni froid. Non pas que que l'acteur Alain Delon me laissait indifférent. J'ai apprécié son talent et je me régale encore à revoir ses meilleurs films. Mais ce Delon cinégénique était mort depuis un bail. Lui-même en avait fait le deuil. Ne restait qu'un homme revenu de tout qui n'avait plus rien à prouver ni à se prouver, misanthrope à l'extrême, persuadé qu'après lui le déluge. Le cynisme est le cancer de la lucidité, je crois l'avoir déjà écrit quelque part. La disparition de cet homme-là me touche guère, je ne le fréquentais pas. J'étais toutefois gêné par sa triste décrépitude dans un manoir à couteaux tirés. Ça manquait de dignité. Il pensait avoir vécu les plus belles heures du cinéma avec les plus grands noms de la profession, tout cela était fini, le 7ème art après lui était désormais voué à la médiocrité. Sympa.

Un artiste est malgré lui témoin de son temps, mais ce n'est pas son rôle. Qu'importe la position ou l'opinion d'Alain Delon ou de Zao de Sagazan. À la lecture de ces lignes on peut m'accuser de nager en plein paradoxe. En les écrivant, étant moi-même artiste, je contredirais mon propos. Il y a du vrai, mais… est-ce Kent ou Hervé Despesse qui s'exprime ?