Au fil du temps

L’ART DIMINUÉ vs L’HOMME AUGMENTÉ

Quintidi 25 Germinal CCXXXII
(samedi 13 avril 2024)

 

Machin est auteur-compositeur-interprète. Il en bave pour écrire ses chansons, l'inspiration n'est pas au rendez-vous. Il se rend sur le site suno.com et tape dans la fenêtre Create, « ballade pop catchy sur une histoire d'amour urbaine avec happy end ». Le générateur digère la demande et, quelques minutes plus tard, sort un morceau tout à fait crédible. Les paroles sont parfois maladroites, mais ça leur confère une fantaisie intéressante. Après quelques aménagements mineurs, c'est parfait. Machin n'a plus qu'à rejouer les parties musicales dans son logiciel de musique et chanter la mélodie à sa manière. Cette dernière étape ne sera plus nécessaire lorsque la synthétisation de sa voix sera au point, ce qui ne saurait tarder. Ha oui ! Le streaming a beau rapporter peu, Machin n'oublie pas de déclarer son oeuvre à la Sacem.
Grâce à la rapidité d'exécution de l'intelligence artificielle, Machin peut passer plus de temps sur les réseaux sociaux, ce qui est primordial pour sa crédibilité d'artiste.

Avec l'IA, nous basculons dans un monde où les contours de la création artistique sont dissous. On ne repousse plus les frontières de la créativité, elles n'existent tout simplement plus. L'efficacité à tout crin a rendu l'inspiration caduque. L'artiste n'est plus nécessaire dans le parc à loisirs numérique planétaire. D'ici peu, on écoutera avec curiosité, le musicien qui joue sur un instrument acoustique, ses propres compositions écrites à la sueur de ses méninges, en se demandant pourquoi il se donne tant de mal. Un peu comme on s'étonne de voir perdurer certains métiers manuels artisanaux.
Les adeptes de l'IA vantent la démocratisation de la musique. La démocratiser signifie pour eux la rendre accessible à tous grâce à des outils qui se substitueraient à l'inspiration. Cette dernière n'est plus la source de la création, mais devient une application consultable à l'envi par n'importe qui.

Vous qui aimez mes chansons, pourrez bientôt en créer à votre goût sans que j'aie à les écrire. Clic, un nouveau « Betsy Party » ! Clic, « Juste quelqu'un de mieux » ! Clic, Kent chante Jean-Jacques Goldman ! Ou l'inverse ! N'est-ce pas formidable ?
Mes nouvelles chansons ne vous plaisent plus ? Qu'importe alors, à vous de les écrire à ma place. Vous les mettrez en ligne, certaines plairont même plus que les miennes. Vos succès enrichiront la base de données de suno.com et permettront à d'autres de s'amuser avec. Il leur suffira de taper, par exemple, « deux amis au bord de la mer, style french pop kent » dans la fenêtre Create pour m'entendre spontanément débiter leur commande de ma voix synthétisée. Stop.

Happy end. On se lasse de tout. Passé l'attrait du jeu et de la nouveauté, nous nous retrouverons dans l'intimité d'un concert acoustique ; moi et mes chansons sorties de ma tête, chantées de ma vraie voix ; vous et votre désir d'authenticité. L'IA continuera de générer de la musique standardisée pour alimenter le quotidien en fonds sonores. On l'appellera « junk-music ». Quant à la musique 100% humaine, elle obtiendra le label « bio-music » selon les normes en vigueur.

https://suno.com/