Au fil du temps
Je fais le ménage
Quartidi 4 Pluviôse CCXXVIII
(Jeudi 23 janvier 2020)
Je fais le ménage. Je range des années entassées dans des cartons, je trie des dossiers de presse à l'ancienne, articles de papier découpés et répertoriés dans de lourds dossiers reliés et classés en bonne et due forme. Du moins le croyais-je… Parce que l'impatience, la distraction et la lassitude ont parfois glissé des coupures de journaux dans le mauvais endroit et les ont oubliés. Mais y a pas mort d'homme, juste quelques soupirs agacés le temps de remettre tout en ordre.
Certaines années sont copieuses en comptes rendus, d'autres moins. Des années sentent le miel du succès et attirent des nuées d'articles couverts de pattes de mouches empressées de donner leurs avis ; d'autres sentent le vinaigre et les chroniques ressemblent à quelques cactus dans un désert de désintérêt. C'était le cas de 1999.
Cette année-là, Enzo Enzo et moi avions sillonné la France avec Enfin Seuls. Nous avions alignés pas loin de cent dates dans des théâtres combles. Nous avions étrenné le spectacle à Mâcon où la production avait convié des journalistes parisiens ès chanson à assister à la première. Aucun n'avait fait le déplacement. La province, cet autre territoire… Par contre ils sont venus nous voir, pas loin d'un an plus tard, lors de notre passage dans la capitale. Ceux qui se sont fendus d'un commentaire écrit, nous ont littéralement assassinés. Deux particulièrement. J'avais gardé en mémoire à quel point ils avaient été blessants, mais je ne me souvenais plus en quels termes. En les relisant lors de mon rangement, je suis resté pantois. Mais ça ne me fait plus mal, je suis juste sidéré par l'âpreté des propos. L'un nous donnait la leçon du haut de sa chaire de pontife musical, à nous, pauvres cigales égarées du droit chemin de la chanson réglementaire ; l'autre nous déchiquetait avec des mots cruels et prédisait la fin de ma carrière à compter de ce jour. En relisant leur prose vingt ans plus tard, je comprends ce qui ne leur allait pas. Ils avaient de nous leur propre idée, idée qu'ils avaient façonnée et répandue, à laquelle nous nous devions d'être fidèle. Nous nous sommes présentés sous un jour autre, ils se sont sentis floués.
Le spectacle avait très bien tourné sans eux et continua malgré eux. Mais à Paris il était dit que nous avions déçu. Nous avions déçu deux journalistes prescripteurs et à travers eux le métier, la nation du showbiz. Je l'avoue maintenant, cela nous a causé un grand préjudice à Enzo Enzo et moi-même, mais ça n'a pas entamé notre amitié et cela compte plus que tout.
Pourquoi ces chroniqueurs n'ont-ils pas écrit simplement : « J'ai vu un spectacle hier qui ne répondait pas à mon attente ni à mes goûts. Mais ce n'est pas grave, j'en verrai d'autres, je suis payé pour ça. » Pourquoi les gémonies, l'excommunication si ce n'est pour asseoir leur autorité ? Ha, le grisant pouvoir du coup de plume bien senti !
Ce qui est amusant aussi, à replonger dans des archives de presse, c'est de redécouvrir ce que fut la vérité d'un instant passé et la comparer à la mystification du souvenir recuit. C'est criant lorsque l'on se penche sur des artistes devenus mythiques. Le peu d'intérêt suscité hors Grande-Bretagne par David Bowie en 1972 et la survente aujourd'hui du phénomène planétaire que fut Ziggy Stardust. Le mirage des résumés de carrière nous laisse à penser, à l'aune d'une renommée conquise, que tout était joué d'avance.
Un jour, je parcourrai tous mes dossiers de presse avec assiduité. Peut-être y décèlerai-je les arcanes d'un destin tracé ?