Au fil du temps
Ma vision d'Elvis
Lundi 30 septembre 2019
(Nonidi 9 Vendémiaire CCXXVIII)
Le destin d'Elvis Presley est tragique parce que c'est un destin biaisé au final. Il a toujours dit que sa voix et son aura était un don de Dieu et, toute sa vie, il s'est demandé que faire de ce don. Il y a eu méprise dès le départ.
Certes, comme tout teenager de son époque, il avait besoin d'un exutoire pour exprimer un trop plein de vitalité étouffé sous le poids du conservatisme régnant sur l'Amérique d'alors. Il n'a pas inventé le rock, celui-ci s'inventait tout seul dans le pays. Les barrières musicales étaient en train de s'effriter de toutes parts. Il s'est trouvé qu'il a synthétisé cela sans y avoir réfléchi vraiment. Son innocence a fait sa force et le succès l'a transfiguré. Tout le monde le dit, lorsqu'il chantait, il était totalement habité. Il subjuguait tous les gens qui voulaient bien l'écouter sans préjugés. Très tôt, il s'est posé la question de savoir s'il devait continuer à chanter du rock ou non. Outre le fait que c'était excitant, le rock n'était pour lui qu'un genre musical parmi d'autres qu'il affectionnait, pas une fin en soi. C'est incroyable de l'apprendre! Ça remet tout en cause et ça explique pourquoi, très vite, il a voulu imposer des ballades sentimentales et du gospel dans son répertoire. Il ne cessait jamais de chanter, partout, tout le temps, avec tout le monde. La musique était sa vie, pas seulement le rock. Ce sont les fans de la première heure et le marketing qui l'ont élu King of Rock. Il s'est plié au jeu. Il craignait tant que tout cela s'arrête du jour au lendemain. Il voulait en profiter au maximum, on le comprend. Mais cela n'entachait pas son exigence et sa curiosité musicales.
Ses origines vont le trahir. Elvis est un garçon simple, issu d'une famille ultra-modeste dans un milieu de péquenots. C'est un diamant dans un champ de patates. Le business et les affaires, ce n'est pas son fort. La seule personne éclairée de son entourage, c'est Sam Phillips, le producteur de ses débuts, que la réussite démesurée de son poulain va dépasser. Sa rencontre avec le Colonel Parker n'est pas une chance, c'est un désastre. C'est Méphisto et son contrat faustien. Parker va transformer un môme touché par la grâce en machine à sous. Il va l'isoler du reste du monde pour garder la mainmise sur lui. Il va l'encourager à s'entourer d'une cour de copains immatures plutôt que de s'ouvrir au monde. Elvis, croyant se protéger, s'enferme dans une cage dorée, bête de scène devenue bête de cirque. Il s'est créé un personnage de façade qui l'amuse, mais qui va lui dicter sa conduite pour le reste de sa vie.
Sa carrière hollywoodienne est insensée. D'entrée il ne souhaite pas chanter à l'écran, il veut des grands rôles dramatiques, il se rêve en successeur de James Dean. Jamais il n'aura cela. La faute à qui? Parker. Parker et l'argent qui coule à flot. Elvis étouffe son dépit sous les excès d'une prodigalité sans mesure et fait de sa vie un Luna Park permanent. Il est bon avec les siens (parfois contre leur gré), il est généreux, que demander de plus? Tout et son contraire justement. Une épouse idéale et fidèle et des filles à la pelle, être aimé et compris et être obéi sans discussion, la quête spirituelle et les falbalas, les médocs et leur déni. Huit années défilent sans qu'il les voie passer vraiment. Il est comme Ulysse chez Circé, ses compagnons transformés en cochons et lui s'abandonnant au luxe et à la complaisance.
En 1968, c'est le rock qui va le libérer une seconde fois. Parce que c'est encore, à ce moment-là, le meilleur remède à la frustration. Son come-back est éblouissant. Ce n'est pas que du fait d'Elvis. Le rôle de Steve Binder, le réalisateur du show TV, est prépondérant. Comme beaucoup à l'époque, Binder jugeait Elvis Presley ringard. Il ne comprenait pas qu'il en soit arrivé là. Douze ans plus tôt, ce gars au charisme époustouflant avait révolutionné les mœurs de l'Amérique, qu'en restait-il? Binder a eu les couilles de le dire à Elvis et Elvis, au fond, se posait la même question. Binder lui a donné le courage d'envoyer bouler le colonel sur le plateau télé. Et il a gagné. Il a pu, grâce à cela s'évader des studios d'Hollywood et laisser à nouveau sa voix reprendre ses droits. Mais Parker n'est pas rancunier. Les affaires avant les sentiments. Parker, c'est le symbole de la société de consommation, qui transforme toute grâce en savonnette. Il va vendre la résurrection d'Elvis à Las Vegas comme il l'avait vendu à Hollywood. L'argent facile d'abord. Retour à la cage dorée du grand cirque show-business. Retour aux caprices à paillettes. Non, tu ne sortiras pas de la maison. Même si la maison est grande comme les USA.
Elvis pète le feu sur scène, il a une présence incroyable. Il porte des costumes outranciers qui lui donnent parfois des airs de chanteur de pacotille dans une époque débraillée. L'orchestre est clinquant, démesuré, mais il assure avec force. Ça sent la mégalomanie à plein nez, même si l'humour n'est pas exclu. Sur scène, Elvis va donner le change au public et à lui-même durant cinq années. En studio, c'est autre chose. Il n'aime plus enregistrer; il ne trouve pas son compte dans les chansons qu'on lui propose. Il s'ennuie, ça s'entend. En coulisses et à la maison, c'est la grande débâcle. Personne ne fait plus confiance en personne. Elvis ne veut pas reconnaître sa dépendance aux médocs qui le détruisent irrémédiablement. « J'arrête quand je veux... tout est sous contrôle... je ne me suis jamais senti aussi bien … »
Les deux dernières années de son existence sont pathétiques. A posteriori, elles ont la beauté cruelle d'un destin tragique, celui d'un roi désabusé et malade qui étouffe sous les ors de la renommée.
Il aurait survécu à son overdose de médicaments, peut-être aurait-il connu la rédemption, à l'instar de Johnny Cash. C'est ce qu'on se plait à souhaiter en refermant le livre de sa vie.
Elvis incarne le mythe du rock'n'roll érigé en star system: avoir 20 ans pour toujours et à tout prix, divertir les masses jusqu'à l'épuisement, se dissoudre dans la gloire, devenir une marque déposée.