Le choix de la médiocrité
(samedi 12 novembre 2005)
Quelqu'un qui m'est cher a voulu offrir le dernier Astérix à mon môme.
"- Tu ne préférerais pas trouver autre chose, lui demandais-je. Il paraît qu'il n'est franchement pas bien.
- Oui, on me l'a dit, me répondit la personne. Mais c'est bien qu'il l'ait, il pourra en parler avec ses copains !"
Notre époque se résume tout entière là-dedans. Le marketing est si fort qu'il devient inévitable d'acquérir même ce que l'on sait mauvais pour ne pas être en reste. Ces téléspectateurs qui ingurgitent des programmes fades sans broncher plutôt que de tenter autre chose. Ces files d'attente au cinéma de futurs déçus qui ne voudraient rater sous aucun prétexte la dernière affiche affriolante.
On pourrait penser, comme pour ce bon corbeau de La Fontaine, qu'on ne les y reprendra pas deux fois. Pas du tout. Tous reviennent goûter à la pâtée tiède de l'image remâchée. L'esprit d'aventure et de découverte n'est pas de mise. Les livres, les films, les chansons suivent des schémas de construction très rigoureux, éprouvés quasiment sous contrôle d'huissier. Tant de pages par chapitres, telle scène d'amour ou d'action à tel moment, stéréotypes de caractères, arrivée du refrain à 30 secondes de l'intro… Il existe aujourd'hui toute une génération d'artistes sortis d'écoles des arts où l'on enseigne ces jeux de construction qui ont les vertus de l'efficacité. Des personnes nourries à la soupe populaire de l'audiovisuel, aux séries télé, aux séries B, aux tubes, pour qui l'ambition est la réussite industrielle et pour qui aussi cette soupe est l'échelle de valeur absolue.
Dans les produits qui utilisent la recette de l'efficacité, la référence sous forme de clins d'œil, d'aphorismes, de zestes à de brillants classiques est le degré ultime d'intelligence. Le dictionnaire des citations marche à plein rendement. Il sert d'alibi à une médiocrité fate. Une œuvre intelligente sans un soupçon de vulgarité est déclarée chiante. Une œuvre vulgaire avec un soupçon d'intelligence, ou plutôt de sournoiserie, est culte, pierre angulaire du génie humain.
Je me souviens des premiers dessins animés japonais débarquant sur le petit écran. La raideur des personnages, les arrière-plans figés, les bouches immenses qui s'ouvrent et se ferment mécaniquement sur un visage immobile, degré zéro de l'animation. Les enfants ont adoré. Si ça leur plaît comme ça, pourquoi se casser le cul et la tirelire à faire mieux? Les enfants ont grandi avec. La nostalgie rend caduque tout sens critique.
Aujourd'hui nous allons en famille dans des salles de cinéma prestigieuses voir sur écran géant les élucubrations des Pokémon. C'est nul, mais à quoi bon le dire.
Uderzo ne retient des aventures d'Astérix que les formules usées jusqu'à la trame. C'est nul, mais à quoi bon le dire.
Tarantino rajoute trois couches de références tous azimuts dans Kill Bill. C'est nul, mais à quoi bon le dire.
À quoi bon le dire et à qui ? L'interlocuteur d'en face ne veut que passer des bons moments. Entendez par là, des moments d'abandon, d'oubli des réalités. S'il est éveillé, il sait que la culture et l'intelligence ne servent à rien dans le monde marchand d'aujourd'hui et sont des entraves à la joie de vivre qui n'est qu'insouciance.
Le dernier Astérix est nul ? L'enfant ne le relira jamais ? Ce n'est pas grave, ça l'aura occupé une heure. Tout n'est qu'immédiateté sans réflexion aucune sur l'aval et l'amont des choses. Pourquoi a été fait ce livre médiocre ? Pourquoi l'ai-je acheté ? Pourquoi filer du blé à quelqu'un qui vend de la médiocrité ? Que fait l'éditeur de l'argent gagné ? Pourquoi je ne sais pas quoi acheter d'autres que ce que la pub me propose ? Est-ce qu'un autre choix existe ?
"Quoi ? Aller dans une librairie pour demander conseil ? Quel effort ! De toute façon il n'y a pas de librairie là où je vis. Les cinémas ne passent que les blockbusters, les Zéniths les têtes d'affiche et le théâtre, non seulement c'est rasoir, mais en plus faut s'abonner. Radio? Pas de parlote, de la musique, celle que je connais déjà si possible. Télévision? Heu… Les émissions paraît-il intéressantes ne passent pas aux heures de grande écoute. Enregistrer? Je me connais, je ne les regarderai pas."
Cette époque répand des flots de plomb fondu dans les esprits. Les idées s'y noient, se figent. Orwell dans 1984 l'avait bien anticipée. Mais son monde était une dictature totalitaire grise et sombre imposée par une autorité tyrannique. Il n'avait pas imaginé que sa dictature pouvait avoir les couleurs de Luna Park et être le vœu démocratique d'un peuple d'autruches à la fois frivole et méfiant.